Premier jour du reste de ma création
Mardi 14 mars 2023
Aujourd'hui, c'est le premier jour du reste de Mitsangana. Mon "nouveau" solo. Une pièce de danse qui continue de bien grandir. Il est difficile d'expliquer pourquoi, quand et comment mes créations voient le jour. Lorsque mes pièces de danse sont en créations, j’aime en parler. J’aime moins écrire des propos sur leurs sujets. Dans ce contexte, les mots, surtout écrits, semblent figer le contenu et l’essence de ce que je souhaite créer. Ils ne donnent pas toujours tout le sens aux choses que je veux explorer et faire vivre. C’est le travail dans le studio de danse qui me donne une certaine liberté pour mener mes recherches. Lorsqu’il s’agit de transmettre une idée ou un concept, je m’exprime plus facilement avec le mouvement et les gestes plutôt qu’avec les mots. Avec Mitsangana, c'est une longue histoire. Il m'importe peu de savoir quand est-ce que l'idée est venue, encore moins de l’expliquer mais il m'importe de lui donner toute la beauté qu'elle mérite.
“Mitsangana” en malgache peut être traduit de plusieurs manières. Sa signification prend son sens en fonction de l’intonation et de l’intention qu’on y porte en prononçant le mot. Il peut se traduire par “être debout”, ou il peut aussi être un ordre ou une invitation à se lever “lève-toi!”, "lève-toi". Chaque langue est riche et ne peut pas vraiment se traduire. « Se lever », « être debout » veut dire tellement de choses.
J’ai étudié le geste de se tenir debout lorsque j’ai fait mon Master en Performance Studies à New York University. Le théoricien André Lepecki, mon superviseur à l’époque, et son approche sur l’étude des mouvements politiques ont guidé mon intérêt pour cette recherche qui pourrait se traduire par « Se lever : un mouvement de résistance quotidien ». Bien qu’ayant passé des heures dans la merveilleuse bibliothèque Elmer Holmes BOBST à l’université de New York à étudier – seule ou avec mes collègues, à remettre en question ce phénomène de mouvement de résistance, je ne souhaitais pas écrire extensivement sur ce sujet. Pour tenter de contribuer à sa définition, je souhaitais plutôt créer une pièce de danse, un spectacle vivant car “se tenir debout” est un geste vivant. Il était difficile d’envisager de le figer en essayant de le définir avec des mots ou des concepts. Je souhaitais plutôt le partager et le raconter sur scène. Mes recherches m’ont amenée à la conclusion qu’au-delà d’être un mouvement de résistance, c’est surtout un mouvement de vie. Si je devais lui donner une définition, j’irais droit au but : Se tenir debout, se lever : expression universelle qui veut dire être vivant et aller vers plus de vie. C'est avec cette définition qui est propre au travail que j’ai effectué que je choisis aujourd’hui de nourrir ma pièce.
Se tenir debout pour résister, oui. Et se tenir debout pour grandir et avancer.
Aujourd’hui, assise dans le studio, des questions viennent envahir mes pensées. Suis-je seule à penser que de nos jours, pour être dissident, il faudrait danser et beaucoup? Suis-je seule à penser qu’il faudrait embrasser le fait que la danse contemporaine est diverse ? Suis-je seule à penser qu’aller au-delà des codes qui ont été écrits, transmis, protégés et conservés ces dernières années dans l’hexagone serait bénéfique pour l’art et la culture de manière générale mais surtout pour nous et notre société?
Guillaume Diop a récemment été nommé étoile de l’opéra de Paris et cela a fait jazzer la toile des médias sociaux et de la presse. Nous sommes en 2023 et je me questionne.
Attends-t-on de moi que je représente sur scène le stéréotype qui colle faussement à la femme noire? Une femme africaine sauvage et athlétique qui en dégage et qui fait de la performance. Ou peut-être, à l’inverse, attends-t-on de moi que je me plie à un certain code blanc?
J’aime jouer avec les mots pour certaines choses mais pas pour tout.
Écrire pour présenter ma pièce de danse qui n’existe pas encore, je suis d’accord. Ce n’est pas mon exercice préféré mais je peux jouer le jeu. Comptez sur moi!
Mettre des mots à tout va, sur tout, partout, pour tout expliquer, même dans la danse, même dans le mouvement, c’est autre chose. Ne comptez plus sur moi!
Les questions se multiplient. Je me demande si je peux exister et créer telle que je suis. Est-ce que tout le monde se sentirait à sa place et bien confortable?
Au compteur nous sommes en 2023 et le doute plane. Suis-je parano ou ai-je bien compris la situation ?
Dois-je convaincre que je sais où je vais artistiquement ? Dois-je convaincre qu’une dizaine d’années de carrière aux Etats-Unis, à New York, et qu’un répertoire qui a tourné internationalement ça compte ? Dois-je convaincre que je suis chorégraphe et chercheuse, mais surtout chorégraphe et danseuse ? Dois-je convaincre que créer du mouvement avec la musique c’est aussi de la chorégraphie ? Dois-je convaincre que je suis curieuse par définition ? Que ma multiculturalité est la garante de cette qualité. Dois-je convaincre qu’ayant grandi dans un pays conservateur, renouer avec mes racines malgaches et donc africaines n’était pas un long fleuve tranquille ? Dois-je convaincre que créer des ponts entre mes différentes cultures malgache et française est le travail que j’ai inlassablement effectué toutes ces années ? Dois-je convaincre que j’ai donc une identité chorégraphique, que j’ai pris soin de construire intelligemment ? Dois-je convaincre que ce travail est unique et précieux pour le champ contemporain ? Dois-je convaincre que donner une place à l’inconnu ne peut qu’enrichir notre art et notre culture ? Dois-je convaincre que sans un budget décent, je ne puisse pas fournir un spectacle digne de ce nom ? Dois-je convaincre que je ne suis ni émergente, ni une victime ? Au compteur nous sommes bien en 2023. Les mots, les questions, les mots. Sont-ils suffisants pour convaincre ? Mais surtout qu’y a-t-il à convaincre ?
Je sais bien, je sens bien que je ne suis pas la seule à me les poser ces questions…
Aujourd'hui, il est 18h30 et je suis assise, seule, dans le studio au 37ème Parallèle, en face d'un mur de raphia coloré, rose, orangé, un peu jaune. Je souris. C'est Raharimanana, Élodie et le technicien qui ont mis tout ça en place. Je regarde autour de moi et j'aime la joyeuse solitude qui émane de ce lieu. C’est ça l’art. Je suis à ma place. Je vis une joyeuse solitude qui révèle la singularité de ce que nous sommes tous. Partout où je regarde, je vois une trace de vie, un mouvement, laissée par des inconnues, mon équipe, et moi-même. Une trace de pied sur le tapis, les lignes dessinés, le mur de raffia précieusement tissé, l'instrument marovany, la lumière. Je vis, je respire, je soupire, je souris. Aujourd’hui c’est le premier jour du reste de ma résidence. Ces questions je me les suis posées car ce soir je ne serai pas payée, nous ne serons pas payés. Une bande d’expert en a décidé autrement. Nous avions pourtant fait le travail. Nous avions été présents à l’appel, nous avions trouvé l’espace, nous avons la réflexion, nous avons l’envie, l’expertise, le matériel, la musique, les partenaires, l’esprit d’équipe mais nous n’avons pas les sous. Mieux vaut en rire qu’en pleurer. Mieux vaut écrire qu’accumuler. Ce soir j’ai aimé jouer avec les mots. On respire, on se lève et on avance. Mitsangana!